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Mots de tête : Entre taille et grandeur

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité langagière, volume 9, numéro 1, 2012, page 6)

Il parlait en grandeur aujourd’hui.
(Antonine Maillet, Les cordes-de-bois)

Je ne me souviens pas si c’est ma belle-mère qui me l’a apprise – elle est Acadienne –, ou si je l’ai lue dans un roman acadien, mais je trouve particulièrement belle l’expression parler à la grandeur*. C’est l’équivalent – au cas où vous ne le sauriez pas – de parler en termes ou sur le très-bien pour les Québécois, c’est-à-dire parler avec des mots recherchés, « perler », autrement dit.

Mais vous n’ignorez sûrement pas l’existence de la tournure québécoise à la grandeur de, qui, malgré un air de parenté, a un tout autre sens. On en trouve des millions d’exemples sur la Toile, et pourtant, il n’y a pas beaucoup d’ouvrages québécois qui en parlent. Certains l’enregistrent sans commentaires, d’autres la condamnent, ou encore recommandent qu’on lui en préfère une autre; bref, on les compte sur les doigts des deux mains. Et il va sans dire que les dictionnaires français n’en ont jamais vu l’ombre d’un doigt.

Mon exemple le plus ancien date d’une petite trentaine d’années : « [Le modèle soviétique] fut historiquement le premier à être réalisé à la grandeur du territoire d’un pays1. » Mais l’expression est un peu plus vieille, car elle avait déjà fait l’objet d’une condamnation trois ans auparavant. Un recueil2 de « difficultés et anglicismes » à l’intention du personnel de l’Assemblée nationale du Québec précise qu’il faut dire « dans toute la province ».

Ailleurs que dans la presse, je n’ai trouvé que deux autres exemples – Jean O’Neil3 : « un empire établi ça et là le long du Saint-Laurent, et à la grandeur du Saguenay » et Robert Lalonde4 : « une aurore boréale à la grandeur du ciel ». Pour le reste, ce sont des journalistes qui me les fournissent : Pierre Bourgault du Journal de Montréal (1997), Jean-Claude Leclerc (1988), Danielle Latouche (1989), Louis Cornellier (2002) et Michel David du Devoir (2003), Pierre Bergeron du Droit (2006), Nathalie Petrowski (1993) et Patrick Lagacé (2011) de la Presse. Pierre Foglia, de la Presse comme vous le savez, tombe dans l’excès : il l’emploie trois fois. Quant aux Acadiens, en plus de « parler à la grandeur », il semble qu’ils aient adopté notre expression; Steve Hachey l’emploie dans L’Acadie nouvelle (2002).

Mais outre l’Assemblée nationale, qui d’autre condamne cette locution, ou nous met en garde contre son emploi? Huit ans après le Lexique, Jean-Marie Courbon5 nous rappelle qu’il faut dire « dans toute la province ». Jean Darbelnet6 juge pour sa part qu’il est préférable de parler d’échelle : « Cela se pratique à l’échelle du pays tout entier. » C’est aussi l’avis de Lionel Meney7, qui propose également « dans tout le pays », « d’un bout à l’autre du pays ».

À première vue, à l’échelle de est un bon équivalent. Mais la définition que les dictionnaires en donnent – à la mesure de, aux dimensions de, etc. – ne correspond pas au sens de notre tournure. Pour ma part, j’hésiterais à écrire, par exemple, qu’un artiste est connu « à l’échelle du Québec ». D’ailleurs les bilingues traduisent par « scale » ou « level » : « on a world scale », « a regional level ». C’est le cas du Harrap’s, qui enregistre aussi à la grandeur (en précisant que c’est un usage canadien), qu’il traduit par « throughout ». Mais voilà qu’un ouvrage québécois vient jouer les trouble-fête. Les auteurs d’un Dictionnaire français-anglais8 traduisent aussi bien à l’échelle de qu’à la grandeur de par « across [the country] ». Et Marie Éva de Villers9 enfonce le clou, en quelque sorte : « À l’échelle de, loc. prép. À la grandeur de. Une diffusion à l’échelle de la planète. » Pour elle, les deux seraient synonymes. Mais vous chercherez en vain la seconde à l’entrée « grandeur »…

Enfin, deux autres ouvrages donnent « à la grandeur », le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui de la maison Robert (1993), et le Dictionnaire universel francophone de Hachette (1997), qui parle d’usage québécois. Et il se trouve même un auteur qui en recommande l’emploi. François Lavallée10 n’aime pas tellement à travers, et même après avoir lu mon article** sur cette expression, il n’en voit toujours pas l’utilité. Il est vrai qu’elle est encore condamnée par certains (Lionel Meney, Guy Bertrand, le Colpron, Camil Chouinard), mais on la trouve dans le Petit Robert, depuis au moins 2008 : « À travers le monde – dans le monde entier »; c’est exactement le sens qu’on lui reproche d’avoir usurpé. Mais Lavallée préfère quand même qu’on l’évite, et parmi les équivalents qu’il propose, il y a bien sûr à la grandeur

Ces quelques sources, favorables à notre tournure, suffiront-elles à la faire accepter par les dictionnaires français? On peut en douter, si l’on se fie au long parcours d’à travers, qui était pourtant assez répandue en France. Ce qui n’est pas le cas d’à la grandeur, qui est d’ailleurs perçue comme spécifiquement québécoise. Un ouvrage très récent11 confirme que c’est effectivement un usage étranger à la France. Ce qui, d’ailleurs, ne devrait pas vous empêcher de l’employer.

Passons à un autre emploi de grandeur. Comme vous le savez sans doute, on nous reproche, depuis bientôt cent ans12, de donner à ce mot le sens de « taille », « pointure », « dimension », etc. Si je vous en parle, c’est que l’auteur d’un répertoire d’anglicismes n’hésite pas à l’embrigader. Si l’on en croit Jean Forest13, c’est sous l’influence de size que nous dirions grandeur plutôt que taille ou pointure… Il est curieux qu’il soit le premier à s’en rendre compte. Aucun des auteurs qui nous invitent à l’éviter – qu’il s’agisse de l’abbé Blanchard, Gaston Dulong (1968), Victor Barbeau (1970), Paul Roux (2004) ou Guy Bertrand (2006) – ne précise le genre de faute que nous commettons en mettant « grandeur » à toutes les sauces, mais on devine qu’ils y voient une sorte d’impropriété, plutôt qu’un anglicisme. En réalité, ça ressemble davantage à un archaïsme. Et encore…

Dans la première édition de son dictionnaire (1694), l’Académie donne plusieurs emplois de grandeur : « Ces deux hommes sont de mesme grandeur. Cela est de la grandeur d’un pied, d’une toise. La grandeur d’un logis, d’un bois, d’un estang. La grandeur d’une province. » Ces exemples sont repris dans les éditions successives, et dans la huitième (1935), les « hommes de même grandeur » cèdent leur place à un vase de « grandeur convenable », pour réapparaître dans la dernière édition (1992). Le Littré, le Grand Larousse de la langue française, le Grand Robert reprennent à peu près les mêmes exemples. Seuls les dictionnaires portables n’en parlent pas. Je ne vois pas comment on pourrait y voir un anglicisme. Pour ma part, j’hésiterais même à parler d’archaïsme.

Il reste néanmoins deux sens que nous donnons à grandeur et qui ne se trouvent pas dans les dictionnaires, français, s’entend – la pointure d’une chaussure et la taille d’un vêtement. Je vous propose donc une sorte de troc : je vous concède ces deux-là si vous m’accordez les autres. Ainsi, je pourrai continuer de fredonner cette chansonnette de mon enfance, sans états d’âme :

Ce que j’aime de tout mon cœur,
C’est une fille de ma grandeur.

Vous conviendrez que la rime a beau ne pas être riche (elle est même pauvre, dirait le poète), taille y ferait bien mauvaise figure.

Remarques

Notes